Puissance des mots
La linguistique contemporaine fait fond sur la thèse selon laquelle le langage est un système de signes arbitraires, sans attache naturelle avec la réalité. On en veut pour preuve l’existence de mots différents pour désigner le même objet et l'existence de langues différentes. Il semble pour le linguiste que le langage constitue un monde à part, dont la référence au réel est seconde, car ce qui est fonctionnel, c’est la discrimination des signes entre eux. Le langage forme système et les signifiants sont liés seulement à un signifié, dans un réseau hermétique qui est celui de la langue. Mais cette théorie nous fait tourner en rond, alors même que chaque jour nous devons buter sur des faits bel et bien réels, alors que nous sommes aux prises avec des situations d’expérience qui ne semblent pas produites par le mental.
Le sens commun admet facilement que le langage est en rapport étroit avec la réalité. Il est naturel de penser que le mot commande aux choses, comme il est naturel de penser que les éléments du langage renvoient nécessairement à des éléments de la réalité. Si nous vivions dans un rêve permanent, nous pourrions penser que nous ne rencontrons que nos propres projections oniriques. Mais dans l’état de veille, le mental n’est tout de même pas l’auteur de la Manifestation. Les objets que nomme le langage sont dits réels. Le langage renvoie lui aussi à des différences dans la nature des choses qui ne sont pas seulement les fantasmes d’un rêve. Notre expérience nous dit aussi que par les mots nous pouvons commander à la réalité. Toute la question est de savoir quel lien unit le langage humain à la réalité. Le langage nous éloigne-t-il ou nous rapproche-t-il de la réalité ?
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Tout dépend à quel niveau on situe le pouvoir du langage. Commander à la réalité par les mots implique : a) un pouvoir au niveau sociologique, celui de commander la réalité humaine, b) un pouvoir au niveau psychologique, celui de dominer, mais aussi de délivrer l’esprit d’un autre, c) un pouvoir au niveau physique, celui d'agir sur les objets par les mots, d) un pouvoir au niveau spirituel celui de créer par le Verbe.
Personne ne doute que le langage soit un remarquable outil de domination et de pouvoir et comme la réalité politique fait aussi partie de la réalité, il faut bien concéder que l’on peut agir par le langage sur la réalité en commandant aux hommes. L’art rhétorique consiste à utiliser toutes les ressources du langage pour conduire, séduire, persuader, convaincre, ramener à soi un auditoire conquis par la parole. Toute pratique de la démagogie suppose d’ailleurs cet usage habile du langage. Mais toute pédagogie aussi. L’étendue de ce pouvoir social du langage est très large, car partout où existe une conscience collective, il y a implicitement une possibilité de commander une collectivité humaine. Dès que nous parlons de caste, de clan, de tribu, de société, de groupe, de communauté, d’assemblée de fidèles ou d’assemblée du peuple etc. nous supposons qu’il peut y avoir des leaders charismatiques capables de guider, de conduire des hommes. D’ailleurs, que dit-on de celui qui possède un pouvoir politique supérieur ? nous révérons sa puissance en disant : « il n’a qu’un mot à dire et … votre maison sera brûlée… votre tête sera coupée !!" Ce qui signifie à la limite, non seulement qu’un homme est puissant parce qu’il peut faire exécuter ses ordres, mais surtout que sa puissance est telle que ses paroles deviennent des actes.